La petite sirène




Au hasard d'un spectacle...

"la petite sirène" est venue se promener dans une version, revue, modifiée... Elle fut pour l'occasion source d'inspiration pour une illustration du conte par Yvon Le Drennec, "artiste" proche des Conteurs à Gaz.


D’après Hans Christian Andersen
Revu par Madeleine Boyer
Illustré par Yvon Le Drennec 

Regarde, Halima, comme c’est beau la mer !

Regarde ! Au pied du ponton, des poissons viennent roter en silence comme de bons gros poissons heureux qu’ils sont !…

Ah non ! Tu as raison, ce ne sont pas des poissons, ce sont des sacs-poubelles…



Je vais te parler, Halima, d’un temps où la mer était peuplée, non pas de sacs plastique ou de déchets atomiques mais peuplée d’êtres vivants et notamment peuplée de sirènes…

Ce jour-là, la petite sirène, parce qu’elle avait 16 ans, avait eu le droit de monter à la surface des eaux.

Quand elle descendit dans les profondeurs du royaume de son père, elle dit à son petit poisson pilote :
- Tu sais, Omar, c’est beau le monde des hommes. C’est tout éclaboussé de lumière ! La lumière ? C’est de l’or et de l’eau.

Le deuxième jour, elle dit à Omar :
- Tu sais, c’est beau le monde des hommes ! C’est plein d’odeurs de fleurs de sel, c’est tout bruissant d’oiseaux ! Que la vie est triste ici !









 Le troisième jour, elle vit un bateau, tout gonflé de vent et de sel, et sur ce bateau, un homme, un prince (charmant, le prince ! du genre élevé sous vide, sourire indéfectible de caissière de supermarché).

Quand elle le vit si beau, si tendre, elle se mit à chanter - on était d’ailleurs le premier mercredi du mois - et son chant était d’amour pur.


  Puis elle redescendit dans le royaume de son père et elle demanda à son petit poisson pilote :
- Omar, est-ce qu’une sirène peut épouser un prince charmant ?
- Mais non ! Tu le sais bien ! Une sirène n’est qu’un poisson. Quand elle meurt, son corps se confond avec l’écume des vagues. Un homme, lui, a une âme et vit éternellement.





Le quatrième jour, elle remonta à la surface des eaux. La tempête faisait rage. La petite sirène vit que le prince et son navire étaient emportés dans un tourbillon furieux. Le pauvre homme précipité dans les eaux écumantes avait perdu connaissance. La petite sirène le recueillit dans ses bras. Un instant, elle fut tentée de l’emporter dans les profondeurs du royaume de son père. Mais elle savait qu’il en mourrait.
Alors elle le déposa sur le sable doux, à côté d’un rocher qui faisait le gros dos.
Et elle s’éloigna… déjà des femmes venaient à son secours.

A partir de ce jour-là, le chagrin ne quitta plus la petite sirène. Elle ne supportait plus ses cheveux d’algues crépues, sa peau si noire et ce corps qui finissait comme une mauvaise histoire, en queue de poisson.
- Omar, es-tu sûr qu’une sirène ne peut épouser un prince charmant ?
- Les sirènes vivent cent ans et se confondent avec l’écume des vagues. Vous ne serez jamais sur la même longueur d’onde.
C’est alors qu’elle décida de demander l’aide du Triton barbu.


Ce sorcier lui dit :
-  Je peux te donner l’apparence d’une femme mais je pose mes conditions. Tu auras des jambes mais chaque pas que tu feras sera une torture.    
Elle accepta, elle l’aimait tant.
- Si tu perds l’amour du prince, tu mourras et ton corps se confondra avec l’écume des vagues.
Elle accepta, elle l’aimait tant.
- Enfin, dans le monde des hommes, tu seras muette car j’ai besoin de ta langue pour confectionner une potion qui te métamorphosera en femme.    
Elle accepta, elle l’aimait tant.

Elle but la potion puis elle se coucha sur le sable doux à côté du rocher qui faisait le gros dos et elle s’endormit.
Quand elle se réveilla, le prince la contemplait éperdu. Il l’emmena dans son château et comme c’était un vrai démocrate, il lui permit de coucher sur un joli coussin de soie devant la porte de sa chambre.
Il ne semblait pas gêné qu’elle ne parlât point. Peut-être était-il de ces hommes qui n’écoutent pas ?
Elle l’aimait tant. Elle dansait pour lui et chaque pas était une torture.

Au début, il lui récitait des vers, elle l’aimait.


Par la suite, même quand il lui disait : T’as pas vu mes pantoufles ? ou C’est quand qu’on mange des frites ?
Elle l’aimait.

Elle dansait pour lui et chaque pas était une torture.


Un jour, il lui dit :
- Mon père veut que j’épouse la princesse du royaume voisin. Rassure-toi, je n’aime que toi. Nous partirons en bateau, toi et moi, demain pour faire sa connaissance. J’ai plus de chaussettes…

Ils partirent dans le bateau tout gonflé de vent et de sel comme les yeux de la petite sirène. Le prince rencontra sa promise.



Elle avait une conversation exquise. Il en tomba éperdument amoureux.

Moi je le comprends ! Cette petite sirène qui le regardait avec ses yeux de merlan frit, ça devait être lassant ! Et puis, une femme qui ne parle pas, ce n’est pas sain ! Vous ne trouvez pas ?






Ils partirent tous les trois sur le bateau tout gonflé de vent et de sel.

Comme la petite sirène abandonnée par celui qu’elle aimait s’apprêtait à plonger dans l’écume des vagues, ses sœurs, les sirènes, surgirent à la surface des eaux.

- Le Triton barbu nous a accordé une faveur. Tu devrais mourir puisque tu as perdu l’amour du prince, mais si tu le tues, tu auras la vie sauve. Plonge ce couteau dans son cœur et tu pourras revenir parmi nous.

La petite sirène descendit dans la cabine où dormaient le prince et sa promise dans une lumière qui tremblait, une lumière qui était de l’or et de l’eau. Elle n’eut pas le cœur de tuer son prince.

Elle remonta sur le pont, et au moment de plonger dans l’écume des vagues, elle entendit une voix qui murmurait :

- Heureux ceux qui aiment car ils verront Dieu.


La Petite Sirène, transportée dans les cieux, se retrouva à la droite
du Père… Andersen, à côté de la
petite marchande d’allumettes,
de sa grand-mère et du
petit soldat de plomb.

Je te parle d’un temps, Halima, où la mer était peuplée de sirènes 
mais je te parle aussi de ton temps.

Méfie-toi, ma chérie, des tritons barbus qui veulent empêcher 
les femmes de leur pays de chanter…